Une novelette

Répétitions - Variations

Une origine avérée !

Où l’on parle de l’erreur… Source de stress… et source de trouvailles !

Dans un temps très très ancien, un musicien était face à son auditoire.
Lui vint l’idée de répéter la plaisante formule qu’il venait de jouer et l’auditoire trouva que c’était une bonne idée parce que le plaisir éprouvé déjà lors de la première audition en fut étrangement grandi !

Les sages en assemblée, après de longs palabres, convinrent que ce n’était pas banal et qu’il fallait tirer parti de cette importante découverte. Il fut donc décidé que dorénavant toute musique serait répétée !

Et puisque le plaisir grandissait avec la répétition, il parut évident qu’on n’avait plus besoin de tant de musiques différentes, mais plutôt d’une seule que l’on répèterait à l’envie. La discussion fut longue et animée et déjà la nuit tombait mais dehors le clan tout entier, femmes et hommes, grands et petits, était en effervescence et se préparait pour la grande audition ! On avait ressorti le collier en dents de loup de grand-mère, les plus belles plumes d’oiseau ornaient les coiffures…

Toutes et tous rivalisaient d’enthousiasme en commentant ce qui allait se passer. Le chef sautillait à droite et à gauche et criait sur tous les tons : « transcendantal ! transcendantal ! »….
Comme souvent, avec ses excès il plombait l’ambiance, et le peuple se grattait la tête, s’interrogeant… Transcendantal ? Transcendantal ?
Les anciens voyant bien le risque que la fête soit gâtée durent se résoudre à partager un peu de leur savoir (ce qu’il ne faisaient pas trop volontiers…) et déclarèrent que transcendantal signifiait une expérience sans limites, sans bornes, qui pourrait ne s’arrêter jamais !

Dieu merci ! Le musicien parut, et le vacarme devint brouhaha, puis silence, un silence comme jamais on en avait connu ailleurs qu’à la chasse ! On attendait maintenant que le chef ait pleinement retrouvé ses esprits…

Il fallut un peu de temps… Temps justement mis à profit par quelques-uns pour remarquer que la simple évocation du grand plaisir à venir était déjà du plaisir ! « Sacrée soirée ! » se disaient-ils secrètement, tout excités d’être au premier rang.

Le musicien, bien qu’il ne s’apprêta pas à chanter, se racla la gorge. Il était habité par un trouble nouveau, inconnu lui aussi ! Il s’était longuement préparé pour cette grande audition mais, alors qu’il tentait de se purifier, une pensée l’avait sans cesse chahuté… Par lui, par sa musique, la face du monde allait changer ! Dès lors ne devait-il pas envisager sa carrière sous un autre angle ?

Bref… Il avait le trac…
Il commença à jouer sans même sans rendre compte ! Mais avec assez de métier, il se reprit vite et nul n’en sut jamais rien. À la deuxième exposition, quelques-uns déjà se pâmaient, à la troisième l’excitation était sensible et partagée.

À la sixième, ce fut comme un bourdon, une façon de note pédale, qui vint chatouiller son oreille. Et ce bourdon était sans rythme, et pas du tout dans la bonne tonalité ! Il comprit et ses tripes se nouèrent. C’est le bide se dit-il… Le chef ronflait ! Et avec lui un bon tiers de l’auditoire déjà somnolait tandis qu’un autre tiers luttait contre l’ennui.

Le dernier tiers n’entendait pas renoncer aux plaisirs ineffables à la première difficulté… Ne fallait-il pas mériter ce plaisir ? N’avaient-ils pas connu déjà ce désarroi lors des initiations ? Ne savaient-ils pas que le meilleur est toujours à venir !

Quant au musicien, tout-à-fait déstabilisé, il n’escomptait plus d’honneurs, ne rêvait plus de carrière « transcendantale », sans limite… Mais s’interrogeait sur son avenir. Au mieux le bannissement, au pire le lynchage… Il jouait sa vie dans cette répétition ! Déjà quelques gouttes de sueur perlaient sur son front, il avait la bouche sèche et son souffle était court, ses mains commençaient à trembloter, et, humiliation suprême, il avait une envie pressante de faire caca… Il se sentait si diminué ! Et là il conçut dans un trait ultime que la transcendance avait un contraire et qu’il était en train d’en faire l’expérience ! Ce rabougrissement serait-il, lui aussi sans limite ?

Absorbé maintenant par ses sombres pensées, évidemment, il perdit tout contrôle et vint la première fausse note… Pour la première fois de sa vie le bon tuyau se dérobait sous sa lèvre, au lieu du mi medium, c’est un ré qui se fit entendre ! Tout de suite, il corrigea, espérant que nul n’aurait remarqué cette incongruité, mais après quelques secondes visant le mi, pris de doute, il corrigea alors qu’il avait bien touché le mi… La correction était l’erreur ! Se retrouvant alors sur le ré, il revint illico sur le mi (et sans le savoir il venait d’inventer le mordant inférieur). Les choses tournaient mal ! Avec son souffle court et ses mains tremblantes, son joli son d’habitude si lisse était maintenant agité comme la mer par une onde, surtout quand il fallait tenir une note longue… Ses hésitations venaient maintenant de son esprit troublé. Ne sachant plus où donner de la tête (ce qui est le pire des supplices pour un joueur de flûte de Pan !) il passait maintenant rapidement d’un tuyau à son voisin et, sans plus savoir lequel était le bon, restait ainsi à hésiter dans un rapide et incessant va-et-vient entre ces deux notes, avant finalement de réaliser que le bon tuyau se trouvait un ton en dessous, et de le rejoindre discrètement…

Son supplice dura une grande partie de la nuit… Les ronflements avait cessé… Le feu s’était éteint… Et il conçut que le mieux serait de s’échapper dans l’ombre, de fuir par surprise. Ce qu’il fit !

Et il courrait ! Se heurtait ici, et là encore ! Tombait, dévalait, roulait… mais repartait de plus belle, très motivé à sauver sa peau et aiguillonné par les cris qui lui parvenaient… Derrière lui, on courrait, on se heurtait, ici et là encore, on tombait, dévalait, roulait et repartait. On criait, et ces cris lui glaçaient les sangs ! Il entendait dans le lointain : « un autodafé ! » et sentait même les flammes lui lécher les fesses. Et il courrait… courrait… Et court encore !

Quant à l’auditoire, il a conservé l’habitude de crier son plaisir après l’audition (et parfois même pendant !) mais s’est lassé de courir et a trouvé sans grande difficulté, certes de moins bons musiciens, mais qui signent volontiers des « autographes »…

Voilà, c’était l’histoire vraie de la toute première création de variations par ornementation ! Et si d’aucuns veulent prétendre que les choses ne se sont pas passées ainsi, il faudra pour me convaincre qu’ils produisent des témoins !

Notes de Gilles

Que le lecteur me pardonne ! Je suis doté d’une vraie curiosité quasi-scientifique, mais quand les faits se dérobent et ne peuvent être établis fermement, il arrive parfois que mon imagination prenne le relais…

Il n’en demeure pas moins que :

  • la répétition est source de plaisir, en ramenant l’auditeur en « terrain connu », elle installe un cadre stable et rassurant ;
  • mais elle devient source d’ennui si on en abuse ;
  • la variation permet de répéter sans lasser ;
  • l’erreur n’est notre ennemi que parce que nous ne savons pas en faire une amie ; elle est pourtant la mère de tous les apprentissages ;
  • la répétition sied bien au rituel ; en cela elle pourrait bien être une pratique archaïque… Elle est tout-à-fait indispensable par exemple dans les rituels de transe ;
  • et si dans mon petit conte le musicien est face à un public, dans la réalité archaïque il est beaucoup plus vraisemblable que les pratiques musicales étaient collectives et engageaient largement le groupe entier…

Derrière sa façade toute fantaisiste, cette novelette [1] traite de quelques points essentiels, comme celui de « l’erreur »…
Mais quelles seraient nos pratiques musicales sans erreurs ?
Puisse cette lecture vous inviter à une plus grande mansuétude envers vous-même ! Et le bénéfice s’en fera rapidement sentir puisque vous réaliserez sans doute alors que bien des portes s’ouvrent « par erreur » et qu’on peut y trouver quelques merveilles derrière !


Ce texte de Gilles Patrat avait été publié en introduction d’une approche technique et détaillée proposée aux stagiaires [2] sur l’art de la variation.

Les vignettes sont d’Alexis Nouailhat.

[1Petite nouvelle…

[2Stage de Boscodon 2011…

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