Gammes et tempéraments

La Gamme d’Aristoxène

Par Gilles Patrat

La gamme qui va permettre la révolution de la polyphonie en occident… Mais il faudra que Zarlino s’en empare d’abord…

Aristote (précepteur d’Alexandre le Grand) est en désaccord avec les théories pythagoricienne et platonicienne de l’harmonie des sphères.

Un de ses élèves, Aristoxène de Tarente est connu pour avoir inventer une gamme qui va connaître une grande importance et qui diffère sensiblement du modèle pythagoricien. Mais c’est en fait un pythagoricien, Archytas de Tarente (430 - 360 AC) qui est le premier à proposer cette gamme qu’Aristoxène (360 - 280 AC) popularisera.

La forme qu’Archytas lui donne est :
9/8 ; 10/9 ; 16/15 / 9/8 ; 9/8 ; 10/9 ; 16/15

Genèse de la Gamme d’Aristoxène

La gamme d’Aristoxène est en limite 5. elle utilise donc les facteurs 2, 3 et 5. On y trouve quelques degrés communs avec la gamme pythagoricienne mais elle en diffère cependant beaucoup. Elle compte 7 degrés.

Nous avions vu que la progression double : 1, 2, 4, 8, 16… donne des octaves et que la progression triple : 1, 3, 9, 27, 81… donne des douzièmes justes, soit do, sol, ré, la…
La progression quintuple donne des dix-septièmes majeures (des tierces majeures, ramenées dans l’octave) et génère la série : 1, do ; 5, mi ; 25, sol# ; 125, si# …

Cette progression quintuple, combinée avec la progression triple qui apporte les quintes justes, va permettre d’avoir maintenant des tierces justes.

Le moyen le plus simple pour générer la gamme diatonique : chercher sur la série harmonique les rapports les plus simples pour chacun des degrés.
En partant de do : le ré est donné par le rapport 9/8, le mi par le rapport 5/4, le fa par le rapport 4/3, le sol par le rapport 3/2, le la par le rapport 5/3, le si par le rapport 15/8 et le do par le rapport 2/1.

La gamme de Zarlino

Gamme de Zarlino et gamme d’Aristoxène sont quasiment semblable…

La gamme de Zarlino :
9/8 ; 10/9 ; 16/15 / 9/8 ; 10/9 ; 9/8 ; 16/15
La gamme d’Aristoxène
9/8 ; 10/9 ; 16/15 / 9/8 ; 9/8 ; 10/9 ; 16/15

Zarlino (1517-1590) reprend les principe d’Aristoxène et élabore sa théorie à partir de cette échelle. Il lui faut cependant compléter cette échelle avec les degrés chromatiques manquants…

Une autre méthode est alors nécessaire pour construire la gamme chromatique. Celle-ci produit les mêmes degrés diatoniques que la gamme d’Aristoxène mais permet de compléter totalement la gamme.
Encore simple dans sa forme diatonique, à 7 degrés, elle devient très complexe dès que l’on chromatise. En effet elle nécessite deux valeurs différentes pour la même note par enharmonie ( do# ≠ réb ) ! C’est ce qui fait dire aux faux érudits que do# diffère de réb, lesquels ne semblent pas avoir compris que c’était vrai s’agissant de la gamme de Zarlino, mais absolument faux en tempérament égal (où le demi-ton vaut strictement « 1 racine douzième de 2 »).

La gamme de Zarlino est très riche en intervalles divers puisque l’on compte un grand nombre de Commas différents, deux tons aussi avec des valeurs différentes (le ton 9/8 do-ré et le ton 10/9 ré-mi), pour les demi-tons, on peut trouver jusqu’à quatre valeurs différentes selon la méthode de calcul utilisée…

La gamme de Zarlino est diatonique au départ et s’est progressivement enrichie vers les dièses. Le modèle ci-dessous retient pour cette échelle les degrés proposés par le physicien Delezenne. Il faut noter que plusieurs degrés sont parfois possibles et que cette échelle est tout à fait complexe…

Gamme de Zarlino selon Delezenne
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La série est agencée sur une marche de tierces ascendantes (5/4) et descendantes (4/5), combinées avec une marche de quintes ascendantes (3/2) ou descendantes (2/3). C’est la méthode que nous emploierons ci-dessous.

Pratiquement, pour se repérer dans les rapports, il suffit de se souvenir qu’un rapport faisant apparaître 3 ou un multiple de 3 montrera un pas (au moins) de quinte. Avec 5 ou un multiple de 5, cela signe un pas de tierce. 9/8 montre donc un pas (au moins) de quinte, 5/4 un pas (au moins) de tierce. 9/5, montre un pas de tierce et un pas de quinte conjuguées.

Les différentes valeurs

La gamme diatonique fait apparaître diverses sortes de degrés musicaux :

  • un grand ton 9/8 qui vaut 203,9 Cents. Entre do et ré ;
  • un petit ton 10/9, valant 186,3 Cents. Entre ré et mi ;
    • ils diffèrent entre eux d’un comma syntonique (81/80) ;
  • un demi-ton diatonique (16/15) qui vaut 98 Cents et s’appelle demi-ton majeur ou diaton naturel ;
  • un autre demi-ton diatonique, le grand diaton (27/25) qui vaut 133,2 Cents ;
  • un demi-ton chromatique, le petit chromate (25/24) ;
  • un autre demi-ton chromatique, le chromate de Delezenne (135/128).

Il y a aussi de nombreux commas différents, outre le comma syntonique [1], caractéristique de cette gamme ; le comma magne (128/125) donne la valeur de l’enharmonie, par exemple do#/réb. On trouve encore le comma ouvert, le comma moyen, etc.…

Cette gamme est entièrement construite sur des nombres rationnels [2].

Équilibre en do majeur

Imaginons maintenant un instrument à clavier accordé avec le système de Zarlino. Le jeu en do majeur fait entendre pour le 1er degré des tierces et quintes pures en majeur et en mineur. Cette gamme est donc très favorable à l’expression harmonique, en tout cas en do. Par contre, pour conduire les lignes mélodiques, les tierces, sixtes et septièmes majeures apparaissent basses, alors que les tierces, sixtes et septièmes mineures apparaissent hautes, ceci si l’on procède par mouvement conjoint.

En pratique, mélodiquement, l’intervalle du ré au mi est faible et le mi peut paraître un peu bas, alors que superposé à la tonique, harmoniquement, il paraîtra parfaitement juste…

Équilibre dans d’autres tonalités

Voyons maintenant ce qui se passe si l’on joue dans d’autres tonalités avec le même accord et que l’on compare à l’échelle de la tonalité de do :

  • en ré, les degrés suivants ne sont pas identiques : II, IIIb, III, V, VIIb, VII ;
  • en mi : II
  • en fa : IV, VI
  • en sol : VIIb, VII
  • en la : IV
  • en si : V, VIIb
  • en fa# : III, IV, VIb, VII
  • en do# : III, VI, VII
  • en sol# : III, VI, VIIb, VII
  • en ré# : II, IIIb, III, VI, VIIb, VII
  • en sib : II, IIIb, V, VIb, VIIb, VII
  • en mib : II, IIIb, VIb, VIIb
  • en lab : IIIb, VIb, VIIb
  • en réb : III, VI, VII
  • en solb : IIIb, III, IV, VIb, VI, VIIb

Constats

On voit ici clairement que modulations (ou transpositions) ne sauraient être faites à l’identique.

Ces procédés impliquent un changement d’échelle plus ou moins conséquent et peuvent produire un résultat catastrophique tout comme un changement de couleur acceptable !
En modulant à la tierce majeure ou à la sixte majeure, un seul degré diffère et l’opération demeure possible si l’on accepte cette différence, mais dans d’autres tons, cela sera impossible car même la quinte peut ne plus être juste.

Tout ceci implique aussi que chaque tonalité avait une couleur qui lui était propre et l’on comprend que le choix de la tonalité était alors essentiel pour le compositeur. Les spéculations sur ce thème sont innombrables et bien entendu les compositeurs ou théoriciens essaieront de rattacher leurs conceptions aux théories grecques anciennes ou la relation entre mode et ethos était très importante. Aujourd’hui encore et sur le même principe, en Inde on utilisera tel mode pour une musique du matin, un autre pour le soir, un autre pour chanter l’amour, encore un autre pour aller à la guerre…

De ces couleurs, très réelles et parfaitement audibles avec la gamme de Zarlino et donc du temps où cette gamme était en usage, découle l’importance du choix de la tonalité, chacune ayant sa couleur propre (évidemment pour celle qui étaient utilisables). Cependant, cet usage du choix de tonalité perdure jusqu’à aujourd’hui, bien que nous soyons en tempérament égal dans lequel il est physiquement impossible d’associer une couleur à une tonalité [3].

En musique, souvent, ce qu’on a appris fait loi, même quand c’est parfaitement invérifiable…
Bien souvent, la foi du charbonnier suffit…

Limites de la gamme de Zarlino

Par rapport à la gamme de Pythagore, la gamme de Zarlino présente des tierces convenables, mais on voit dans les commentaires ci-dessus que les libertés de modulations et de transpositions sont particulièrement limitées.
Par ailleurs, les accords de 3 sons ne sont pas faisables dans toutes les tonalités et la gamme partant du VIIe degré, sans quinte juste, n’est guère utilisable.

Retenons deux caractéristiques majeures :

  • les demi-tons ne sont pas égaux, do# diffère de réb. Il faut donc 17 degrés dans l’octave ;
  • les secondes sont soit 9/8, soit 10/9…

On voit donc qu’aucune de ces gammes, qu’elle soit de Pythagore ou de Zarlino n’est convenable en l’état pour moduler, transposer… On nomme cette gamme indifféremment, gamme d’Aristoxène, de Zarlino, et même parfois gamme naturelle.

Cette gamme est très importante puisqu’elle est à l’origine de notre système musical. En effet, sans elle l’harmonie occidentale n’aurait jamais vu le jour… Mais on sait que les musiciens consacraient beaucoup de temps à chercher de nouvelles échelles qui les libèreraient de toutes ces contraintes… Et c’est ce qu’on va voir dans les chapitres suivants.

[2Lesquels peuvent s’exprimer par une fraction.

[3Ces couleurs proviennent de la multiplicité des intervalles possibles ; en tempérament égal il n’y en a plus qu’un : le demi-ton, et il n’a qu’une valeur, soit « 1 racine douzième de 2 »

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